L'entrée de l'anglais à l'école : Le Maroc s'anglicise – Maroc Hebdo
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Le Maroc généralise l’enseignement de l’anglais dans les collèges. L’annonce a été faite, le 23 mai 2023, par le ministre de l’Éducation nationale, Chakib Benmoussa, dans une circulaire adressée aux directeurs des établissements de l’enseignement collégial. La langue de Shakespeare prendra-t-elle le dessus sur celle de Molière dans le quotidien des Marocains ?
Ce 14 février 2023, Mohcine Jazouli participe à Paris à la semaine de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour la conduite des entreprises. Un événement qui n’est pas vraiment de nature à faire couler beaucoup d’encre, mais de nombreux médias s’y attardent pour une raison très particulière: l’intervention qu’y fait le ministre délégué chargé de l’Investissement est toute en anglais. Scolarisé dans la mission française -il a été lauréat, en juillet 1985, du lycée Descartes de Rabat- et ayant fait toutes ses études universitaires et ses premières années de carrière en France, M. Jazouli est pourtant connu pour trouver davantage ses aises dans la langue de Molière que celle de Shakespeare. Et qui plus est, c’est dans la capitale de l’ancienne puissance coloniale que tout a lieu. En fait, il se trouve que, comme on en aura la confirmation plus tard, le choix de la langue d’expression fait par M. Jazouli est loin d’être fortuit et qu’il ne manque pas de revêtir, dans le contexte de froid caractérisant depuis un certain temps les relations maroco-françaises, une dimension éminemment politique. “Au-delà des personnes, le bras de fer s’est également joué sur le plan symbolique: depuis le mois de février [2023], les ministres et officiels marocains sont (…) invités à privilégier l’emploi de l’arabe et de l’anglais aux dépens du français,” écrira, le 21 mars 2023, la lettre d’informations “Africa Intelligence”. Quelques semaines plus tôt, d’aucuns avaient également remarqué le geste discret fait par le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, en direction de son homologue française, Catherine Colonna, lors du point presse qu’ils avaient donné le 16 décembre 2022 à Rabat pour prendre l’oreillette mise à sa disposition; par là même, le chef de la diplomatie signifiait qu’il ne comptait pas s’exprimer dans la langue de sa vis-à-vis, comme ses prédécesseurs en avaient jusque-là pris l’habitude.
Geste discret
Face à une France qui, sous la présidence en cours depuis mai 2017 d’Emmanuel Macron, a fait de la Francophonie une affaire d’État -rappelons que le seul grand chantier retenu par le locataire de l’Élysée est la restauration du château de Villers-Cotterêts, là même où, en août 1539, avait été édictée la fameuse ordonnance ayant fait du français une langue d’administration et de justice en Hexagone-, la chose sert à l’évidence, du point de vue des autorités marocaines, à mettre en exergue le fait que les liens d’antan sont devenus tout-à-fait dispensables, et ce jusqu’à la symbolique linguistique, et que c’est à Paris de faire le nécessaire pour que la coupure ne soit pas définitive -en procédant, comme l’y avait subtilement invité le roi Mohammed VI dans son dernier discours de la Révolution du Roi et du peuple du 20 août 2022, à reconnaître la souveraineté du Maroc sur son Sahara.
Symbolique linguistique
Mais en même temps, il est indéniable qu’il est également question d’une véritable lame de fond, qui dépasse les strictes contingences du moment: en lui-même, le recours qu’avait fait M. Jazouli de l’anglais avait été l’aboutissement d’un long cheminement qui n’a pas tellement à voir avec la France ou les relations que peut bien avoir le Maroc avec elle. “Il existe une vraie tendance à l’anglicisation,” souligne Houssine Soussi, professeur de langue et de communication à l’École nationale de commerce et de gestion (ENCG) de Dakhla sur l’usage de l’anglais au Maroc. “Il ne faut pas nous comparer à un pays comme l’Algérie par exemple, où à chaque fois qu’il y a conflit avec la France on ressort la carte de l’abandon du français, comme cela a d’ailleurs été le cas récemment (lorsque le président algérien Abdelmadjid Tebboune avait décrété l’introduction, en juin 2022, de l’anglais dans le primaire à partir de l’année scolaire 2022/2023, ndlr). Pour nous, il y a déjà un terrain propice en fort développement depuis de nombreuses années.” Et de citer de nombreux faits dont certains sont d’ailleurs relayés par son étude précitée. A titre d’exemple, c’est dès 2014 que le Maroc avait introduit le baccalauréat international option anglaise; une convention avait, à ce titre, été signée entre le ministère de l’Éducation nationale et le British Council.
Nouvelle norme
Par ailleurs, le ministre de l’Enseignement supérieur, Lahcen Daoudi, avait rendu obligatoire, à partir de mai 2016, la maîtrise de l’anglais pour les doctorats. Une politique poursuivie par ses successeurs et notamment l’actuel ministre, Abdellatif Miraoui, qui comme nous l’expliquions dans notre dossier de couverture que nous avions consacré à son Plan d’accélération de la transformation de l’écosystème d’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de l’innovation “PACTE ESRI” conditionne désormais l’obtention du diplôme du premier cycle par celle du niveau B1 en anglais (lire n°1483, du 21 au 27 avril 2023). Mais il n’y a pas que l’enseignement qui soit concerné. Des institutions publiques, comme l’Agence marocaine pour l’énergie durable et l’Agence nationale de la sécurité routière, ont des acronymes en anglais, à savoir, respectivement, MASEN (Moroccan Agency for Sustainable Energy) et NARSA (National Road Safety Agency). Le nouveau plan agricole, Génération Green, lancé en février 2020 par Mohammed VI, porte lui aussi un nom anglais; ce qui n’avait pas été le cas du précédent plan, en l’occurrence Maroc vert (PMV). Lequel plan est, soit dit en passant, dû à Aziz Akhannouch du temps où il dirigeait le ministère de l’Agriculture et dont le parti du Rassemblement national des indépendants (RNI), dont il préside aux destinées depuis octobre 2016, avait également eu la particularité de communiquer régulièrement en anglais lors de sa campagne victorieuse pour les législatives et les communales de septembre 2021; il avait alors pris soin de traduire son cri de ralliement, “testahel 7sen”, devenu “you deserve better” sur ses affiches et ses posts sur les réseaux sociaux (à noter que la cellule de communication de la formation de la colombe comptait notamment au titre de ses nombreux “spin doctors” à l’époque un consultant britannique du nom de Richard Bailey ayant fait ses principales armes en Afrique anglophone, essentiellement au Kenya).
Chiffres disponibles
“Nous avions constaté que beaucoup d’internautes interagissaient avec nous en anglais, et ils étaient loin de constituer une infime minorité,” nous indique un ancien membre de la cellule de communication du RNI. “Nous ne pouvions donc passer outre.” Pour les mêmes raisons, un club comme le Raja de Casablanca a également choisi, depuis plusieurs années, de communiquer, aux côtés de l’arabe, en anglais avec ses supporters. Et il semble que le Maroc se dirige bien vers une nouvelle norme. “Je pense que l’exception dans le futur, de la part des institutions marocaines, ce sera de ne pas s’exprimer en anglais,” nous déclare M. Soussi. En tout cas, les différents chiffres disponibles attestent bien d’une augmentation de l’utilisation de l’anglais de la part des Marocains. L’étude la plus complète réalisée à ce jour au Maroc est celle que l’on doit au British Council. Elle avait été rendue publique en avril 2021 et avait mis en exergue le fait que pas moins de 30% de la population marocaine parlait très bien l’anglais.
A titre de comparaison, cette proportion est de 34% pour les francophones, sachant bien que le français bénéficie, lui, pourtant de l’avantage d’être porté par l’intelligentsia. C’est que la “mass culture” a joué un grand rôle dans l’anglicisation en cours. Comme l’avait fait ressortir le British Council, 25% des locuteurs de l’anglais l’ont appris via les films et les séries, 17% via internet et 6% via des applications comme Duolingo. En contrepartie, seuls 34% doivent leur anglophonie à l’école. On peut donc imaginer que si l’État prenait sur lui de généraliser l’enseignement de l’anglais dès le plus jeune âge, et non en attendant l’intégration de l’université, on pourrait assister à un véritable basculement. Et cela semble justement l’objectif avec la vision stratégique de la réforme 2015- 2030, mise au point au milieu des années 2010 par le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS): à terme, l’anglais doit être intégré en tant que langue enseignée d’ailleurs à la quatrième année du cycle primaire, puis il doit devenir obligatoire au collège et au lycée. Ce 23 mai 2023, le ministre de l’Éducation nationale, Chakib Benmoussa, vient de se fendre d’une circulaire en vue de commencer la généralisation de l’enseignement de l’anglais au collège à partir de 2023-2024, et ce à raison de deux heures par semaine par classe. Dans le détail, le taux de couverture initial serait de 10% à la première année du collège et 50% à la seconde; puis il deviendrait respectivement de 50 et 100% en 2024-2025, avant de passer à 100% partout en 2025- 2026.

l’enseignement supérieur et de l’éducation. Le 11 mai 2023.
Rendement des enseignants
Mais encore faut-il que l’enseignement soit au niveau; déjà que pour le français et l’arabe, où l’on dispose de suffisamment d’effectifs, le rendement des enseignants n’est pas toujours au niveau: la cinquième et dernière édition de l’étude internationale pour l’évaluation du développement des compétences en lecture “PIRLS 2021”, rendue publique le 16 mai 2023, a, à titre éloquent, confirmé la faiblesse des élèves marocains, en queue de peloton au niveau arabe et qui ne font mieux que l’Afrique du Sud en Afrique.
Accord bilatéral
“Pour que la généralisation de l’enseignement de l’anglais marche, il faudra absolument pouvoir compter sur des professeurs de talent,” expose Samir Benmakhlouf, fondateur en mai 2017 de la London Academy. Cette dernière école, qui dispose d’un campus à Casablanca et d’un second à Rabat, non seulement donne la part belle à l’anglais mais elle prodigue tout son enseignement dans la langue. Elle fait partie, avec la British International School de Casablanca et la British Academy School de Marrakech, des rares écoles certifiées par le gouvernement britannique au Maroc (et ce suite à un accord bilatéral signé en juillet 2018). S’il nous a été impossible de connaître le nombre exact de ses élèves, nous avons cru comprendre que celui-ci est suffisamment important pour illustrer l’intérêt que portent de plus en plus de parents envers l’enseignement en anglais. M. Benmakhlouf a d’autant plus mis en place un programme de bourse au profit des élèves les plus brillants afin qu’ils puissent bénéficier de tarifs réduits s’ils ont plus de 14 de moyenne à la fin de la troisième année du collège; ce qui élargit davantage le vivier de recrutement. “Je pense que s’ils en avaient la possibilité, on aurait eu un nombre écrasant de parents qui mettraient leurs enfants dans l’enseignement anglophone,” développe notre interlocuteur.
Aspirer à mieux
“C’est notre réalité actuelle qui veut cela. Cela ne veut pas dire qu’une langue comme le français n’a pas sa place, bien au contraire. Ce n’est pas un discours que moi je porte. Mais pour avoir de vraies chances de réussir aujourd’hui, surtout à l’international, l’anglais est devenu un impératif.” Questionné au même propos, M. Soussi opine. “Le Marocain est quelqu’un qui, de nature, est très talentueux, et il est clair qu’aujourd’hui son manque de maîtrise de l’anglais le désavantage,” nous déclare-t-il. “Nous pouvons légitimement aspirer à mieux.” In fine, faut-il s’attendre à ce que l’anglais devienne la première langue étrangère du Maroc? Dans son étude, le British Council avait trouvé que plus des deux tiers des Marocains le pensaient, et que cela se ferait même dans les cinq ans.
En septembre 2021, on avait également vu sur les réseaux sociaux circuler le hashtag #Oui_pour_anglais_au_lieu_ du_français_au_Maroc. Mais différents interlocuteurs joints par nos soins, dont certains ayant requis l’anonymat, croient savoir qu’à terme l’anglais et le français pourraient bien coexister, comme cela est déjà par exemple le cas au Liban, et ce aux côtés de l’arabe et de l’amazigh. Et qu’il n’est nullement besoin de voir dans toutes ces langues des concurrentes. “Pourquoi se contenter d’une seule langue quand on a la possibilité d’en parler plusieurs?,” insiste, ainsi, un de nos interlocuteurs. Polyglotte qu’il est, M. Jazouli ne dirait certainement pas le contraire.
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