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Ils sont lus par plus de 20 millions d’Européens. Les fondateurs de la revue Le Grand Continent, ont inauguré leur tournée internationale au Maroc. Cette jeune plateforme de débat stratégique, politique et intellectuel veut transformer les rapports de l’Europe avec le Sud. Entretien avec Gilles Gressani, directeur, et Mathéo Malik, rédacteur en chef du Grand Continent.
Votre nouvel ouvrage Fractures de la guerre étendue : de l’Ukraine au métavers réunit une quinzaine d’articles parmi les centaines qui ont été publiés sur votre site à propos de la guerre en Ukraine et des bouleversements géopolitiques qu’elle entraîne. Pourquoi ces 15 articles spécifiquement?
Gilles Gressani : Depuis l’invasion nous avons publié sur le site Le grand continent des milliers de pages, des centaines d’auteurs, des analyses à chaud, des pièces de doctrines inédites ou traduites des principaux décideurs mondiaux : de Vladimir Poutine au secrétaire général de l’OTAN. Avec ce livre nous voulions faire quelque chose de différent et complémentaire : prendre du recul, sédimenter ce laboratoire foisonnant, passer du temps du tweet au temps du livre. Publier un volume format papier qui nous aide à nous situer. Expliquer pourquoi – pour reprendre la formule de Bruno Latour – “le sol est en train de changer sous nos pieds”. Pour cela nous devions partir de la guerre d’Ukraine, un épicentre, et suivre une faille qui s’étend… jusqu’au métavers.
Pour en rester à la guerre en Ukraine, est-ce que vous vous attendiez à ce qu’elle se produise?
Mathéo Malik : Le passage à l’acte de Poutine n’a pas vraiment été une surprise pour nous. Les signes avant-coureurs étaient là, nos signatures d’Europe centrale et orientale nous l’expliquaient. Gilles Gressani : Le Kremlin continue sa stratégie impériale en s’imaginant que l’ère des indépendances n’a pas commencé dans l’espace post-soviétique et qu’il est possible de mener une guerre coloniale au XXIe siècle comme au XIXe. Mathéo Malik : Ce qui a étonné le monde depuis plus d’un an et demi, c’est plutôt ce que, précisément, la Russie n’avait pas vu, pas compris : la résistance des Ukrainiennes et des Ukrainiens pour la défense de leur souveraineté. Voilà pour le point incandescent de cette guerre étendue. Quant au grand contexte, la rivalité sino-américaine continue à structurer le monde.
Pour vous, quel est le point d’inflexion produit par cette guerre dans l’ordre mondial ?
Gilles Gressani : Une parenthèse se referme en Europe. La paix s’interrompt. La guerre contamine tout. Vu d’Europe le monde paraissait composé de consommateurs, de flux et d’horizontalité. Aujourd’hui on arme des citoyens, on doit remplir des stocks en vue de pénuries radicales, le monde se fracture, se casse. La brutalité de l’ennemi, l’intensité de la mort s’engouffrent au coeur technique de nos administrations, de nos institutions. Nos sociétés, nos débats publics, nos imaginaires sont terrassés par un visage inquiétant…
En même temps, est-ce que l’Occident n’a pas commis des erreurs vis-à-vis de la Russie mais aussi envers les pays qui s’opposent actuellement ouvertement au bloc constitué autour de l’occident ?
Gilles Gressani : Il faut sortir d’une forme de naïveté. Le maître du Kremlin est le responsable de ce qui se passe depuis le 24 février 2022 en Ukraine. D’ailleurs, il suffit de faire une expérience de pensée : que se passerait-il si Poutine décidait unilatéralement d’arrêter l’invasion ? La guerre s’arrêterait. Que se passerait-il si l’Ukraine cessait de résister ? L’Ukraine cesserait d’exister.
Mathéo Malik : Néanmoins, l’Europe et les États-Unis ont sans doute commis une erreur de jugement au début de l’année 2022 en prenant pour acquis un «alignement » imaginaire du reste du monde et en croyant qu’ils réussiraient vraiment à isoler la Russie de Poutine en utilisant le système de valeurs et de normes qu’il avait délibérément outrepassé. Cette stratégie a échoué. Moscou continue à échanger avec ceux qui maintiennent habilement une ambiguïté sur leur positionnement pour utiliser cette guerre comme un levier de négociation.
Comment la guerre en Ukraine a-t-elle redéfini la notion de guerre et ses implications stratégiques ?
Mathéo Malik : Depuis un an et demi, en Ukraine, se déploie une grammaire particulière : le front se creuse, la guerre s’étend. D’une part, elle a la forme d’un conflit du passé qu’il convient analyser avec les outils classiques de la littérature militaire — c’est d’ailleurs pour cela que nous mobilisons dans nos pages des spécialistes de l’art opératif et des études stratégiques. D’autre part, elle met en jeu des technologies du futur et s’inscrit dans une « longue stratégie russe » qui transforme les interdépendances — de l’alimentation à l’énergie — en armes de guerre. L’inondation provoquée par la Russie contre les populations civiles dans la région de Kherson après la destruction du barrage Kakhovka vient le rappeler tragiquement.
Pour reprendre les catégories forgées par Pierre Charbonnier dans nos pages : nous sommes en guerre écologique. Comme vous en avez fait mention, votre livre s’attarde sur la question du métavers. Quelle place occupe-t-il vis à vis des dynamiques géopolitiques et les enjeux de pouvoir à l’échelle mondiale ? Gilles Gressani : Nous sommes dans une période de transitions : numérique, géopolitique, climatique — entre deux ordres. La notion d’interrègne sert à nommer l’espace de recomposition ouvert par «la fin de la fin» de la première guerre froide – nous ne sommes pas encore atterris dans une nouvelle configuration : elle se déploie dans les secousses des crises de nos années Vingt. C’est ce que nous remarquions déjà au début de notre premier volume Politiques de l’interrègne.
Mathéo Malik : L’affrontement pour les normes et les standards est structurant : il détermine la question fondamentalement politique de la façon dont le métavers et ses technologies vont être déployés dans nos sociétés. À cet égard, il faut noter les différences d’approches significatives entre puissances qui ont pour ambition de pouvoir projeter leur système de valeur via des textes de régulation avec une portée souvent extraterritoriale — Cloud Act américain, RGPD ou AI Act européen. L’exemple de l’IA générative nous montre d’ailleurs que le débat sur la norme et la régulation ne peut pas être pensé indépendamment de la nature de la technologie déployée — il faudra s’adapter selon que l’on parle de technologies à usage général telles que les large language models (LLM)
Le Maroc joue un rôle important en tant que passerelle entre l’Europe et l’Afrique. Comment évaluez-vous l’implication du Maroc dans les dynamiques géopolitiques régionales et internationales ?
Gilles Gressani : Nous avons voulu que cette visite du Maroc soit l’occasion pour nous d’approfondir nos liens avec un écosystème de recherche stratégique particulièrement riche : nous pensons par exemple à la profondeur des échanges que nous avons pu avoir à Casablanca, à Rabat ou avec le Policy Center for the New South. Nous sommes convaincus de ceci : pour réussir sa transition géopolitique, l’Europe doit sortir de certains mauvais réflexes, sortir de l’asymétrie, d’une forme d’arrogance. Il faut penser à l’échelle continentale : la Méditerranée, l’Afrique, les nouveaux suds en font partie – et le Maroc peut être un point de départ clef pour penser un forum de nouvelles alliances.
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