À Tanger, les fantômes de la Beat Generation ont presque déserté – Sud Ouest
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Aux terrasses du Petit Socco, quelques Beatniks bon teint rêvent d’un « Tibet africain » sous l’enseigne d’un magasin Birkenstock. Ibrahim, cireur de chaussures, veut rendre service : « Après la plage d’Achakar (où les écrivains américains Bowles et Burroughs se sont rencontrés, NDLR) , il faut aller au café Baba. » Là-bas, le patron, Abdoul Aoufi, est une mémoire vivante. Son grand-père a fondé cette institution en 1943, quand Tanger avait encore le statut de port international. « Les hippies venaient fumer du haschich et manger du poisson au café Baba, essentiellement fréquenté par des pêcheurs et des vieux messieurs. » Ensuite, les Rolling Stones firent sa réputation.
Le tourisme littéraire…
Aux terrasses du Petit Socco, quelques Beatniks bon teint rêvent d’un « Tibet africain » sous l’enseigne d’un magasin Birkenstock. Ibrahim, cireur de chaussures, veut rendre service : « Après la plage d’Achakar (où les écrivains américains Bowles et Burroughs se sont rencontrés, NDLR) , il faut aller au café Baba. » Là-bas, le patron, Abdoul Aoufi, est une mémoire vivante. Son grand-père a fondé cette institution en 1943, quand Tanger avait encore le statut de port international. « Les hippies venaient fumer du haschich et manger du poisson au café Baba, essentiellement fréquenté par des pêcheurs et des vieux messieurs. » Ensuite, les Rolling Stones firent sa réputation.
Le tourisme littéraire s’accorde bien avec le mysticisme de Tanger. Ses ruelles labyrinthiques suffisent à imaginer le brassage culturel d’antan. Les touristes les plus tordus réserveront la chambre 9 de l’hôtel El Muniria où Burroughs a écrit « Le Festin nu », qui s’appelait encore « Interzone ». « Il vivait au cœur de la médina, dans un hôtel de passe », se souvient Paul Bowles dans une interview à « Vanity Fair » en 1985. « Il restait au lit toute la journée, se faisait des shoots d’héroïne et tirait sur les murs de sa chambre. » Vingt-cinq ans après la disparition de Burroughs, le 2 août 1997, il reste les traces de balles dans les murs de la chambre n°9, mais le souvenir de la « Villa Delirium » n’est plus. L’hôtel El Muniria est un établissement bien tenu, qui a une note de 7,2/10 sur Booking. Tanger semble avoir perdu cette mémoire.
Selon Mehdi Ghouirgate, directeur du département d’études arabes de l’université Bordeaux-Montaigne, il faut revenir à l’Orientalisme pour comprendre ce « conservatoire d’archaïsme » façonné par les Européens au XIXe siècle. Tout l’attrait « littéraire » de Tanger se comprend dans le reflet de ce miroir déformant. D’un côté, l’idée d’un « inexorable Occident » enchaîné à la modernité, la vitesse et la rationalité économique. De l’autre, le Maroc, lent, généreux et chevaleresque. « Tanger a longtemps attiré les personnalités extrêmes en quête d’un Tibet africain. »
Une lumière qui a d’abord irrigué les peintres. Delacroix s’y révèle en six mois. Il devient l’incarnation de cet « Orient de proximité ». Matisse dépasse l’impressionnisme, découvre l’idée du fauvisme. Aujourd’hui, le charme « littéraire » de Tanger réside dans la vétusté de ces lieux symboliques. La Villa de France, où séjournait Delacroix, n‘est que l’ombre d’elle-même. Son jardin terrasse est abandonné. Ce séduisant délabrement n’est plus « l’Antiquité encore vivante » qui influença Géricault et Ingres. Même constat à l’hôtel Continental qui date de 1865. Un « Orient de proximité » peint par Delacroix et Matisse, décrit par Loti, Dumas, Montherlant et Kessel.
De 1945 à 1956, la ville était gérée par neuf consuls et le représentant du sultan. L’autorité musulmane, plutôt évanescente, fermait les yeux. « Il régnait une atmosphère de liberté pour les élites qui voulaient se décentrer du monde bourgeois et mieux se connaître eux-mêmes », ajoute Mehdi Ghouirgate.
Beaucoup d’Espagnols, mais aussi des Américains, des Anglais, des Français. « Une Internationale des cœurs perdus », sourit Moncef Bouali, salarié de la librairie des Colonnes. L’homosexualité n’existait pas officiellement. En échange de discrétion, la liberté était totale. « Même Paul Morand a disparu ici une dizaine d’années. » L’ambassadeur de France sous Vichy s’est exilé dans la Villa Shakespeare, rue Bakkali, de 1945 à 1956, où il écrivit « Hécate et ses chiens », un texte sulfureux et vénéneux.
Tous les auteurs du Tanger culturel fréquentaient cette librairie qui leur apportait un point d’ancrage dans une ville qui libère et empoisonne. Burroughs arriva à Tanger après avoir tué sa femme, en 1951, au Mexique, d’une balle dans la tête en essayant de reproduire l’exploit de Guillaume Tell. Sa silhouette transparente, que les gamins du Petit Socco surnommaient « El hombre invisible » finit par divaguer de pharmacie en pharmacie, passant comme un fantôme devant la librairie. Jack Kerouac vint à son secours en avril 1957. Allen Ginsberg pris le relais, quelques semaines plus tard, pour l’aider à faire ses bagages.
La librairie des Colonnes, rachetée en 2010 par Pierre Bergé (décédé en 2017), s’est modernisée et les paquebots de New York n’accostent plus à Tanger. Les touristes atterrissent à l’aéroport Ibn Batouta et visitent la kasbah sans peur de se faire détrousser. Le programme 2020-2024 de « valorisation des sites culturels et touristiques » a redoré l’image de la « perle du Nord ». Mais, aucun musée n’évoque l’histoire littéraire de Tanger. Tout au plus, la légation des États-Unis expose les valises de Paul Bowles qui débarqua en 1930. Le dernier concert hommage à la Beat Generation, en avril 2013, a été donné par Patti Smith. Le lendemain, elle se rendait au cimetière espagnol de Larache, à 50 kilomètres au sud, où Jean Genet est enterré.
Si la marraine du punk célèbre le souvenir littéraire de Tanger, ses habitants ne s’en soucient guère. La mode chez les jeunes est aux maillots de foot des grands clubs européens. Sur les bancs de la Terrasse des Paresseux, face au détroit de Gibraltar, leurs regards se perdent à l’horizon, vers l’Espagne. « La place de la culture est maigre. Plus de 30 % la population est analphabète. Ils connaissent tous Choukri (écrivain initié à la littérature par Genet et Tennessee Williams, NDLR). Mais quand ils citent ‘‘Le Pain nu’’, c’est par réflexe pavlovien », souffle Mehdi Ghouirgate.
De 1980 à 2000, Tanger a vécu dans le souvenir de son passé romantique, négligée par Hassan II qui n’y a jamais posé un pied en trente-huit ans de règne. Un retard rattrapé par son successeur, Mohammed VI, qui lui réserva sa première sortie officielle. Couronné le 30 juillet 1999, il s’y rendit en octobre pour lancer deux projets autoroutiers à Tétouan et visiter les travaux du nouveau port inauguré en 2007. Tanger-Med est aujourd’hui le premier port d’Afrique, à la 6e place mondiale, dans le classement établi en 2021 par la Banque mondiale et S & P.
« Il ne reste pas grand-chose de la mémoire qui a constitué le vestibule de l’Orient et la zone de rencontre des artistes pendant un siècle et demi. Tanger est passée à autre chose », conclut Mehdi Ghouirgate. Le nouveau rêve de Tanger attire des millions d’investissement plutôt que des écrivains décadents. Les lézardes se rebouchent et les fantômes disparaissent.
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