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La vie cachée des sans-papiers – Le Devoir

Parti du Maroc en rêvant, Yasser a pourtant eu l’impression de vivre un cauchemar éveillé lorsqu’il a atterri à l’aéroport Trudeau au début de 2020. « J’ai été surpris d’apprendre que mon contrat de travail avait été annulé, sans qu’on m’ait avisé », raconte-t-il, encore abasourdi.
Comme tous les autres sans statut qui ont accepté de se confier au Devoir, ce père de six enfants tait son vrai nom par crainte de représailles des autorités canadiennes.
Yasser raconte qu’il avait pourtant été sélectionné par une agence de recrutement québécoise et qu’il avait même conclu une entente d’embauche avec un employeur de la Rive-Sud de la région de Montréal. Mais au lieu d’un permis de travail, c’est un formulaire de renvoi qui lui a été donné par un agent des services frontaliers.
Parti sans sa femme et ses enfants, il avait aussi vendu une petite oliveraie qu’il détenait et réhypothéqué sa maison pour supporter les coûts de son installation au Québec. « Si je retournais là-bas, j’étais complètement fichu. Je n’avais rien », dit-il.
Il est « facile » de glisser dans la précarité de statut, soutient Annick Legault, avocate à la Clinique pour la justice migrante. Peut perdre son statut un travailleur qui a un permis fermé avec un employeur mais qui décide de le quitter parce qu’il vit des abus, un demandeur d’asile mal représenté qui voit sa demande refusée et ne retourne pas chez lui parce qu’il craint pour sa vie ou encore une femme enceinte qui a un visa d’études mais qui doit abandonner l’école parce qu’elle vit une grossesse difficile.
« Quand on est ici en vertu d’un visa temporaire, du moment qu’on n’en remplit pas les obligations, on perd notre statut », constate Me Legault. « Il y a une panoplie de situations humaines qui peuvent mener à ça. »
Originaire du Mexique, Mariana, qui vivait de la violence conjugale, est arrivé au Québec en 2009 pour faire une demande d’asile. Trois ans plus tard, elle a perdu son statut. La raison ? « Mon avocat ne m’a jamais informée qu’il y avait une audience. » Ses tentatives de raviver son dossier devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié n’ont rien donné. Cela fait maintenant 15 ans que cette mère de famille dans la quarantaine vit sans statut au Canada et qu’elle n’a pas vu ses trois enfants, encore moins ses petits-enfants qui sont nés depuis. « Je vis beaucoup d’anxiété », a-t-elle confié.
Ils ont été étudiants, travailleurs temporaires, visiteurs. Ils ont pratiquement tous eu un permis pour être ici et ils sont tombés dans la craque.
Il y a huit ans, elle a chuté et s’est coincé un doigt de la main gauche en faisant du ménage à domicile. Le propriétaire de la maison l’a conduite à l’urgence, mais il est aussitôt parti. « Il m’a dit : C’est ton problème ! » raconte Mariana. Un médecin l’a soignée et a dû lui amputer un doigt. Sans couverture de la RAMQ, elle est repartie avec une facture de 2500 $, qu’un bon samaritain a payée pour elle.
Prenant de la morphine pour calmer ses douleurs, Mariana confie avoir sombré dans la dépression pendant près de deux ans, en restant pratiquement sans revenu. « Ça a été très difficile », se remémore-t-elle, les yeux embués de larmes.
Après s’être cassé les deux bras au travail, Mamadou, un Guinéen d’origine qui est sans statut depuis 18 ans, est demeuré plus de deux semaines en douleur, sans pouvoir être opéré. Alors qu’il était couché sur une civière au bloc opératoire, il s’est fait dire de partir, parce que dans le système, aucune couverture médicale ne correspondait au nom — évidemment un faux — qu’il avait donné. « C’est ça, être sans papiers », lâche-t-il.
Âgé de 59 ans, Mamadou a vécu pratiquement deux décennies à Montréal, caché parce que sans statut. « Des gens connaissent mon nom, mais à d’autres je ne peux pas dire mon identité parce que j’ai peur d’être dénoncé à l’immigration », dit l’homme qui, après 20 ans sans voir sa femme et ses enfants, espère toujours les serrer dans ses bras. « On est comme des prisonniers. On n’ose pas sortir. » En revanche, les agences de placement qui lui proposent des emplois connaissent très bien sa situation. « Elles m’emmènent et m’exploitent parce qu’elles connaissent mon statut. »
Pour David Moffette, professeur adjoint en criminologie à l’Université d’Ottawa et expert des politiques d’immigration, ces gens qui n’ont plus de statut en ont pourtant eu un dans le passé. « Ils ont été étudiants, travailleurs temporaires, visiteurs. Ils ont pratiquement tous eu un permis pour être ici et ils sont tombés dans la craque », fait-il remarquer.
Il fait l’analogie avec des chargés de cours à l’université qui perdent leur ancienneté après un certain nombre de sessions sans enseigner. « Ils n’enseignent plus, mais ils sont toujours dans le système. On a tout un dossier sur eux, même si ça fait des années qu’ils n’ont pas travaillé », dit-il. À son avis, le programme de régularisation sur lequel travaille actuellement le gouvernement fédéral devrait permettre de réactiver un statut perdu et devrait, idéalement selon lui, octroyer à un immigrant la résidence permanente et les avantages qu’elle confère.
Un tel programme donnerait « des ailes » à Yasser qui, comme bien d’autres sans-papiers, dit n’attendre que cela. « Je contribuerais. […] et je pourrais revoir mes enfants, ils sont tous petits », dit-il. « Je pourrais aussi faire beaucoup de choses : poursuivre mes études, faire des formations, gravir les échelons. La régularisation, c’est le seul bien que j’espère et, je prie Dieu, que j’aurai un jour. »
Selon une récente étude de l’Université métropolitaine de Toronto, les chiffres les plus cités estiment qu’il y aurait entre 80 000 et 500 000 personnes sans statut au Canada. Mais les chercheurs et les groupes militants croient qu’il y en aurait bien plus. La vérité c’est qu’il n’existait, jusqu’ici, aucune méthode de calcul ni statistiques fiables. Or, depuis novembre 2022, grâce à des modifications réglementaires, l’Agence des services frontaliers du Canada peut dorénavant vérifier le statut des personnes qui entrent et sortent d’un poste frontalier terrestre ou d’un vol international. Certains craignent toutefois que ces données, qui informeront Immigration Canada d’un « séjour indûment prolongé », ne soient un outil pour expulser davantage de gens.
1973: Programme « Opération mon pays », 39 000 sanspapiers ont obtenu la résidence permanente.
1981: Haïtiens vivant au Québec, 4000 sans-papiers ont obtenu la résidence permanente.
1983-1985: Comité d’examen ministériel, 1000 sanspapiers ont obtenu la résidence permanente.
2002: Algériens sans statut au Québec, 900 sans-papiers ont obtenu la résidence permanente.
2021: Programme des travailleurs de la santé durant la pandémie (anges gardiens), environ 10 000 sans-papiers ont obtenu la résidence permanente.
2019-2024: Programme des travailleurs de la construction (Toronto), environ 1000 sans-papiers ont obtenu la résidence permanente.
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