Élections en Turquie : Selçuk Bayraktar, gendre et atout charme d … – Le Journal du dimanche
Durant la campagne, le président s’est appuyé pendant la campagne sur Selçuk Bayraktar, son gendre et le visage de l’armement turc. S’il est réélu, il pourrait le promouvoir à un poste élevé ou en faire son candidat pour reprendre la mairie d’Istanbul.
Lorsqu’il a testé ses premiers drones tueurs Bayraktar TB2, en 2014, jamais Selçuk Bayraktar n’aurait imaginé que son patronyme serait attribué huit ans plus tard à un bébé lémurien du zoo de Kiev, ni qu’il inspirerait une chanson devenue l’un des hymnes de l’armée ukrainienne. La rançon du succès ! Visage de l’armement turc et même au-delà, cet ingénieur de 43 ans, souvent comparé dans son pays à l’entrepreneur américain Elon Musk, a fini par acquérir le statut de héros national.
Le couple qu’il forme avec Sümeyye, fille cadette du président Recep Tayyip Erdogan, en lice ce dimanche pour un troisième mandat à la tête du pays, lui vaut également d’être comparé à Jared Kushner, le gendre de l’ex-président américain Donald Trump. Pendant toute la campagne, le reis n’a cessé de s’appuyer sur lui, posant en photo à son côté au festival aérospatial Teknofest, dont Bayraktar est le président, vantant les réalisations de l’entreprise familiale, Baykar Technologies, vendues à des dizaines de pays. « C’est un enfant de la patrie qui suscite une forme d’adoration, confirme Sümbül Kaya, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem). Il a permis à la Turquie de moderniser son armement et incarne un homme avant-gardiste, mais aussi un bon musulman. Sur Internet, une vidéo explique ainsi comment, petit, il avait inventé un outil pour ne pas louper la prière du matin. »
Figure rassurante exaltant la piété et la fierté nationale, symbole des campagnes militaires turques à l’étranger, mais aussi sur le territoire national face aux combattants kurdes du PKK, l’homme d’affaires agrège tous les thèmes de prédilection du président islamo-conservateur, qui aborde ce second tour en favori avec 49 % à 54 % des intentions de vote, selon les derniers sondages, contre 45 % à 50 % pour son rival, Kemal Kiliçdaroglu.
À tel point que, sur Twitter, les internautes le désignent comme son successeur naturel, voyant en lui leur « prochain leader », ce qui lui permettrait de marcher dans les pas de son père, Özdemir Bayraktar. Fondateur de l’entreprise familiale tournée à l’origine vers la fabrication de pièces automobiles, celui-ci fut un temps conseiller à la mairie d’Istanbul d’un certain Erdogan, mais aussi proche du Premier ministre de l’époque, le nationaliste islamiste Necmettin Erbakan, mentor du même Erdogan. « Tous furent des compagnons de militantisme, ce sont ces liens-là qui priment aujourd’hui », commente Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Pilote amateur, le patriarche a initié très tôt le petit Selçuk et ses deux frères aux rudiments de l’aviation en les emmenant voler au-dessus des montagnes turques, mais aussi au goût du travail bien fait. « Nous avons travaillé à l’usine tout au long de notre enfance », confiait ainsi l’an dernier le jeune entrepreneur au magazine américain New Yorker. Sa mère, économiste et programmeuse, encourage sa passion pour l’informatique. Il n’en fallait pas plus pour que l’enfant passe des heures à construire des maquettes d’avions radiocommandées, prélude à de brillantes études. « Je cachais mon modèle réduit sous mon lit et je travaillais dessus en secret », a-t-il l’habitude de raconter.
Après un passage à l’université technique d’Istanbul, puis à la prestigieuse université de Pennsylvanie, aux États-Unis, Selçuk Bayraktar est repéré par le célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT), où il décroche une bourse pour travailler sur les systèmes d’hélicoptères sans pilote. Une fois rentré au pays natal, en 2007, l’enfant prodige intègre l’entreprise familiale comme directeur des nouvelles technologies. Il teste alors son premier drone, le Mini UAV, dans les monts enneigés d’Anatolie, en surveillant les rebelles armés du PKK, puis développe ce qui fera de lui une star : le Bayraktar TB2, capable de voler pendant vingt-sept heures et de transporter des munitions à guidage laser, facturé 5 millions de dollars l’unité.
L’engin a depuis été utilisé en Libye, en soutien au gouvernement de Tripoli, puis dans le nord de la Syrie face aux forces kurdes, mais aussi par l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabakh, puis par l’Ukraine pour contrer l’invasion russe. Il équipe également les forces du Nigeria, d’Éthiopie, du Qatar, du Maroc, de Pologne ou de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est. C’est en raison de ces succès commerciaux mais aussi de l’efficacité du drone Bayraktar que son concepteur est décoré de l’ordre du Karabakh par le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, et un an plus tard de l’ordre du Mérite ukrainien par le président Volodymyr Zelensky. De quoi faciliter les rapprochements et les postures géopolitiques du beau-père. « En tant que gendre d’Erdogan, Bayraktar doit sans doute avoir accès à des informations privilégiées, notamment au sein des institutions étatiques, et faire l’objet de favoritisme par rapport aux autres entreprises turques d’armement », avance la chercheuse Sümbül Kaya.
Fort de 2 000 employés déployés sur un campus à la Google dans le nord-ouest d’Istanbul, et de 2,8 millions d’abonnés sur Twitter, Selçuk Bayraktar utilise aujourd’hui sa renommée pour promouvoir l’éducation des jeunes, alors que le pays est confronté à une inquiétante fuite des cerveaux. Il envisage aussi de commercialiser un avion de chasse sans pilote, baptisé « pomme rouge », et une voiture volante, la Cezeri. Comme les tycoons américains, il a également un rêve de conquête de l’espace, rien que ça… À moins que son beau-père n’ait d’autres projets pour lui.
En cas de victoire ce soir, Erdogan pourrait décider de lui attribuer un important portefeuille ministériel. « Je ne suis pas certaine que la politique l’intéresse, rapporte Sümbül Kaya, mais si son beau-père a vraiment besoin de lui, il lui rendra service. » « Il fait partie de son cercle de confiance, confirme Dorothée Schmid. Mais Erdogan a-t-il intérêt en ce moment à mettre en avant de grands capitalistes, alors que les questions du pouvoir d’achat et de la corruption occupent le devant de la scène ? » Le leader du parti AKP pourrait aussi lui proposer de briguer la mairie d’Istanbul au printemps 2024, alors que la reconquête d’Ankara et d’autres municipalités perdues en 2019 figure parmi ses priorités. Pour Erdogan, qui démarra son ascension politique par la mairie d’Istanbul il y a presque trente ans, ce serait, grâce à Monsieur Gendre, un retour aux sources, en quelque sorte.
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