«Les amants de Casablanca»: scènes de la vie conjugale au Maroc – Le Devoir
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Ville grouillante et chaotique qui s’étend sur la côte atlantique du Maroc, poumon économique du pays, Casablanca, « la bruyante océanique », n’a pas le charme exotique et pittoresque de villes comme Chefchaouen, Essaouira ou Marrakech.
Mais cette ville de quatre millions d’habitants est l’endroit parfait pour faire le portrait d’un Maroc en pleine mutation, à travers le destin d’un couple de professionnels modernes appartenant à la grande bourgeoisie. Une ville qui est aussi un formidable laboratoire de la condition des femmes au Maroc.
C’est ce que fait Tahar Ben Jelloundans son plus récent roman, Les amants de Casablanca, qui nous fait suivre un couple de jeunes Marocains drôlement assortis, depuis leur rencontre pendant leurs études en France jusqu’à leur divorce. Alors que Nabile est un médecin humaniste, lecteur de Cioran et de Montaigne, amateur de cinéma d’auteur, Lamia est une pharmacienne et une femme d’affaires, vénale et ambitieuse — et beaucoup plus riche que lui.
Non, pas un roman à l’eau de rose, mais une histoire d’amour et de trahison, qui pour les deux protagonistes se déroule sous le regard de leurs jeunes enfants, des domestiques et de leurs familles respectives. Une dizaine d’années en dents de scie, et dont la fin n’est pas écrite.
« C’est une ville debout, comme Céline parle de New York, dans la mesure où tout le monde se lève très tôt le matin, raconte le romancier franco-marocain, joint chez lui à Paris, tout juste de retour de Casablanca où il est allé présenter son roman. C’est une ville dynamique, énergique, où il y a beaucoup d’embouteillages, de pollution, comme dans toutes les grandes villes. »
C’est dans ce cadre qu’il a voulu situer cette histoire, qui selon lui n’aurait pu avoir lieu de la même façon, explique-t-il, dans de petites villes de province comme Fès, Meknès ou Tétouan. « Dans les petites villes, tout se sait très vite, alors que dans Casablanca, on peut se perdre et on peut se cacher très facilement. »
Les amants de Casablanca est une histoire d’amour et de sexe où l’écrivain, membre de l’Académie Goncourt depuis 2008, a choisi de faire alterner les points de vue. Analyse impitoyable d’un couple des classes les plus aisées du Maroc, le roman se veut un clin d’oeil appuyé à la minisérie télévisée d’Ingmar Bergman Scènes de la vie conjugale (1973), dont a été tiré un film du même nom un an plus tard, dans lequel un couple se déchire pendant une dizaine d’années.
L’écrivain, né à Tanger en 1947, installé en France depuis les années 1970, Prix Goncourt en 1987 avec La nuit sacrée — premier roman sur la condition de la femme au Maroc —, ausculte depuis longtemps une société marocaine écrasée sous le poids des traditions. Il a exploré autant la condition féminine, le mensonge social, les violences sexuelles (L’enfant de sable, Le miel et l’amertume) et le racisme de la société marocaine (Le mariage de plaisir) que l’enfer du couple (Le bonheur conjugal).
Grâce au pouvoir de l’argent, après avoir trompé son époux (qui commençait à l’ennuyer) pendant des mois et avoir été abandonnée par son amant, Lamia pourra se sentir assez libre pour quitter son mari. « Elle aurait pu continuer comme ça sans le trahir, mais la trahison était un peu sur son chemin dans une grande ville comme Casa. Ça arrive souvent. »
Mais il lui faudra du temps pour trouver la tranquillité : « Mes nuits étaient peuplées de juges et de tribunaux où je voyais mes parents, mes beaux-parents, mon mari, mes enfants, Khadija la cuisinière et même Lahcen notre chauffeur me faire la morale et me rappeler que la trahison mérite l’enfer. »
On réalise aussi rapidement qu’il y a beaucoup plus que deux personnes dans ce mariage. Nabile a aussi épousé en quelque sorte la famille de sa femme, qu’il compare lui-même à « un immense poulpe ». « Ça, c’est une marque déposée made in Morocco. Quand on se marie au Maroc, on se marie avec la famille aussi », dit l’écrivain. Est-ce un bienfait ou une malédiction ? « C’est quand même embêtant, soupire-t-il. Ils interviennent sur tout. Mais parfois c’est bien, comme lorsqu’ils peuvent garder les enfants. »
Nabile est un personnage de lecteur auquel l’auteur reconnaît avoir prêté ses propres goûts littéraires. « J’aimerais tellement propager la lecture au Maroc. On a un vrai problème : les jeunes ne lisent pas. Et s’ils veulent lire, qu’ils commencent par Montaigne ou Cervantes, ça serait pas mal. C’est ce que je leur dis quand je vais les voir dans les écoles. Mais Nabile, lui, est un idéaliste. On s’attend à ce que ce soit l’homme qui domine financièrement, mais ici, c’est plutôt sa femme. C’est quelque chose de très nouveau au Maroc. »
Le romancier montre bien dans Les amants de Casablanca, une fois encore, la profonde hypocrisie de la société marocaine sur de nombreuses questions : l’interdiction des relations hors mariage, l’homosexualité, la consommation d’alcool.
Aux yeux de Tahar Ben Jelloun, deux articles du Code pénal du royaume marocain demeurent scandaleux. L’un interdit « les actes licencieux ou contre nature avec un individu du même sexe », alors que l’autre punit les relations sexuelles hors mariage. « C’est complètement anachronique, dans la mesure où tous les Marocains font l’amour à droite et à gauche quand ils le peuvent et où l’homosexualité existe comme dans tous les pays du monde », dit sur un ton indigné cet ancien professeur de philosophie au Maroc, qui détient un doctorat de psychiatrie sociale.
De là à dire que la littérature peut être un vecteur de changement social, par contre, il y a un pas que le romancier n’osera pas franchir. « Ce qui va changer la société, c’est la volonté des femmes. C’est elles qui tiennent la société civile. Puis le législatif : l’abrogation des lois stupides et anachroniques. »
« Je suis un observateur. Je regarde et je transcris. Si un romancier va dans le sens du poil de la société telle qu’elle est, pour moi, c’est un mauvais romancier. Un romancier, c’est quelqu’un qui fouille, comme l’a dit Balzac. Il fouille la société, montre ce qu’on ne veut pas voir. »
On a envie de lui retourner la question que Lamia pose à Nabile lorsqu’ils se rencontrent et qu’il essaie de lui faire partager sa passion pour la lecture : « À quoi ça sert de lire un roman ? » Nul besoin pour Tahar Ben Jelloun de réfléchir longtemps. « Ça sert à passer un bon moment. Pour commencer. Ça sert à savoir que d’autres choses existent en dehors de soi et de sa maison. Puis, éventuellement, ça pourra faire réfléchir un petit peu. »
Tahar Ben Jalloun, Gallimard, Paris, 2023, 325 pages
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